Les conséquences des projets de fusion des entreprises du secteur de l’agriculture industrielle pour le Canada

Par Jennifer Clapp, Chelsie Hunt & Carly Hayes - Université de Waterloo


 

Ce sujet sera débattu à l'Assemblée du RAD : La Tablée des idées, la 9e Assemblée du RAD (Toronto, 13 au 16 octobre 2016)

L’industrie des intrants agricoles accuse déjà une forte concentration alors que les six plus importantes entreprises de ce secteur (Syngenta, Dow, DuPont, Monsanto, Bayer et BASF) contrôlent 75 % des ventes sur le marché mondial. Si ces géants sont autorisés à entreprendre de nouvelles fusions et acquisitions, concentrant ainsi le pouvoir parmi un nombre encore plus restreint d’acteurs, le secteur s’en retrouvera profondément transformé.

Tout a commencé l’année dernière, lorsque Monsanto a proposé une offre afin d’acheter Syngenta, que cette dernière a finalement rejetée. Voulant rester dans le jeu, Dow et DuPont ont pour leur part annoncé, en décembre dernier, leur intention d’unir leur destinée. À terme, l’entente prévoit de séparer le fruit de cette fusion, d’une valeur de 130 milliards de dollars, en trois entreprises distinctes, dont l’une se spécialisera dans les produits agrochimiques et les semences. En février, ce fut au tour de ChemChina d’annoncer son intention d’acquérir l’entreprise suisse Syngenta pour la somme de 43 milliards de dollars. Et plus récemment, soit en mai, Bayer a offert 62 milliards de dollars pour acheter Monsanto, le célèbre fabricant de l’herbicide Roundup et des semences Roundup Ready. Or, rien n’indique que cette fièvre de la fusion est retombée, alors que BASF, qui est restée à l’écart, pourrait bien décider de conclure une entente similaire afin de rester dans la course.

Qu’implique ce remaniement d’entreprises transnationales pour l’agriculture et la sécurité alimentaire au Canada? Selon ETC Group, en 2013, les six plus importantes entreprises détenaient 75 % du marché mondial des produits agrochimiques et 63 % de celui des semences commerciales. Si les fusions proposées ont lieu, ETC Group estime que seulement trois entreprises se retrouveront en contrôle de 65 % du marché des produits agrochimiques et de plus de 60 % de celui des semences. Malgré la difficulté d’obtenir des données permettant de déterminer la part du marché que détiennent ces entreprises dans les différents pays, les chiffres mondiaux suggèrent que ces fusions auront de profondes répercussions au Canada. En effet, les six géants sont bien établis au Canada, exploitant plus de 35 sites et comptant des milliers d’employés dans ce pays (voir la carte ci-dessous). Ces géants sont en outre activement impliqués dans la vente de semences ou de produits agrochimiques sur le marché canadien, engrangeant des revenus annuels de plusieurs millions de dollars. Par exemple, les ventes de Monsanto au Canada ont atteint 600 millions de dollars au Canada.

Sites exploités au Canada par les six géants de l’agriculture industrielle

Ces six mégaentreprises sont spécialisées dans les produits chimiques phytosanitaires et les semences, et mettent de plus en plus l’accent sur des combinaisons de semences et de produits agrochimiques brevetés qui doivent être employés en concomitance — il s’agit généralement de semences génétiquement modifiées pour résister à une marque spécifique de produit phytosanitaire. Au Canada, une importante partie des cultures de canola, de maïs et de soya sont génétiquement modifiées. En conséquence, les fusions et acquisitions proposées pourraient limiter le choix des agriculteurs à la recherche d’un fournisseur de semences et de produits phytosanitaires associés.

(Au niveau mondial, l'étendue des cultures GM par pays - 2015 comme année de référence)

Le canola représente la deuxième culture la plus lucrative au Canada; cette année, les agriculteurs le cultivent sur plus de 7,7 millions d’hectares. Selon le Conseil canadien du canola, en 2010, 47 % de toutes les semences de canola vendues possédaient des caractères transgéniques créés par Monsanto (Roundup Ready), et 46 % de celles-ci possédaient des caractères transgéniques créés par Bayer (Liberty Link). Supposant que les données actuelles sont similaires, et que l’offre de Bayer d’acheter Monsanto se conclue, plus de 90 % des cultures de canola au Canada posséderaient des caractères génétiques tombant sous la coupe des brevets d’une seule entreprise.

De même, il est fort probable que le nombre de fournisseurs de semences de maïs et de soya diminue au Canada. Selon le Réseau canadien d’action sur les biotechnologies (RCAB), plus de 80 % des cultures de maïs et plus de 60 % de celles de soya au Canada sont génétiquement modifiées. Aux États-Unis, les quatre entreprises dominantes — Monsanto, DuPont, Dow et Syngenta, qui sont toutes impliquées dans les fusions proposées — détiennent ensemble 80 % du marché des semences de maïs, et 76 % de celui des semences de soya. Le marché canadien des semences de maïs et de soya ressemble fort probablement à celui des États-Unis, car dans ces deux pays, une importante proportion de ces cultures est transgénique. Cela implique que les fusions proposées auront pour conséquence de réduire le nombre d’entreprises assurant l’approvisionnement de semences pour ces cultures.

L’autorisation de ces fusions pourrait toutefois avoir d’autres conséquences que la seule réduction du nombre de fournisseurs de semences. Bayer prétend qu’en faisant l’acquisition de Monsanto, elle dégagera des synergies (c.-à-d. des économies de moyens) totalisant 1,3 milliard de dollars. Certains analystes craignent que ces économies proviennent de coupes dans les services de recherche et développement de ces entreprises lorsqu’elles auront fusionné, ce qui pourrait freiner l’innovation. ETC Group signale d’ailleurs que le nombre de nouveaux ingrédients actifs faisant l’objet de travaux de recherche et développement (R et D) dans le domaine de l’agriculture a chuté de 60 % entre 2000 et 2012, période durant laquelle l’industrie s’est justement consolidée. Ces coupes budgétaires risquent également d’entraîner des pertes d’emploi, ce qui est particulièrement préoccupant dans le cas du Canada, où les six entreprises mènent actuellement des activités de R et D.

Alors que les mégaentreprises visent à s’approprier une plus grande part du marché, le nombre de variétés de semences offertes aux agriculteurs pourrait diminuer en raison de stratégies de réduction des coûts ou de l’abolition des incitations à l’innovation. Les fusions en cause ont ainsi le potentiel d’amenuiser la base génétique de l’agriculture canadienne, ce qui pourrait accroître les risques de mauvaises récoltes, en plus d’éroder la biodiversité globale du pays.

Si les six mégaentreprises actuelles fusionnent de manière à en créer seulement trois ou quatre, leur pouvoir de fixation des prix augmentera, ce qui obligera les agriculteurs à payer plus cher pour leurs semences et leurs produits phytosanitaires. Et puisque toute augmentation des prix est susceptible d’être transmise aux consommateurs, cela pourrait se traduire par une augmentation du prix des produits alimentaires en épicerie, ayant pour conséquence ultime d’exacerber l’insécurité alimentaire des populations vulnérables du Canada.

La fusion de ces mégaentreprises, qui rendrait celles-ci encore plus puissantes, aurait également pour conséquence d’accroître leur pouvoir de lobbying au Canada. Cette influence politique accrue sur l’agriculture mènera vraisemblablement à un concert de plaidoyers pour la mise en place de systèmes alimentaires parallèles (p. ex., agriculture biologique ou à petite échelle) alors que les six géants préconisent généralement le modèle de l’agriculture industrielle.

Ayant lieu loin en amont de la chaîne logistique, les fusions et acquisitions qui se jouent au sein du secteur des intrants agricoles peuvent sembler sans effets pour les consommateurs. Toutefois, par un effet domino, elles pourraient bien engendrer des répercussions sur les prix des aliments dans les épiceries canadiennes.


- Jennifer Clapp est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la sécurité et la durabilité alimentaires mondiales à la School of Environment, Resources and Sustainability de l’Université de Waterloo.

- Chelsie Hunt est étudiante au programme de maîtrise Environment and Business à la School of Environment, Resources and Sustainability de l’Université de Waterloo.

- Carly Hayes est étudiante au programme de maîtrise Global Governance à la Balsillie School of International Affairs de l’Université de Waterloo.

Les auteures remercient Rachel McQuail pour sa contribution à la rédaction de ce document.


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