Innovation ou inertie? Décortiquer la courte liste du gouvernement fédéral pour son Initiative des supergrappes d’innovation
L’innovation a été un thème incroyablement populaire pour les libéraux du gouvernement fédéral, et l’agriculture a été, à plusieurs reprises, identifiée comme un secteur mature pour l’appliquer. Le budget fédéral de 2017, présenté en mars dernier, fait référence à l’innovation plus de quatre-vingts fois et identifie l’agriculture et l’agroalimentaire comme des secteurs clés de croissance. S’est ensuite suivi le dépôt d’un rapport du Conseil consultatif en matière de croissance économique (appelé Rapport Barton), lequel a identifié l’agriculture comme un secteur prometteur qui pourrait atteindre ses objectifs de “débloquer l’innovation” et “améliorer l’écosystème d’innovation”.
En juin 2017, le gouvernement fédéral a aussi annoncé la création de la Stratégie d’innovation sociale et de finance sociale pour “débloquer de nouvelles approches à l’innovation pour améliorer le bien-être des Canadien-ne-s.” Le mois dernier, le gouvernement a publié sa courte liste d’applicants pour son Initiative des supergrappes d’innovation.
Alors qu’il y a de l'engouement et du dynamisme autour de l’idée d’innovation, il reste que la définition de ce concept demeure assez mal définie. L’innovation est souvent perçue au travers d'une lentille technique et scientifique, restreinte au développement et à l’application de nouvelles technologies qui sont censées augmenter significativement la croissance économique et la compétitivité.
Cette compréhension limitée de l’innovation démontre parfaitement l’Initiative de supergrappes d’innovation. Cette initiative offrira “des investissements à forte valeur” sur une période de cinq ans pour “énergiser l’économie et faire de cette initiative un moteur de croissance” (Initiative des supergrappes d’innovation). La courte liste de projets propose de stimuler l’innovation utilisant des technologies digitales et l’intelligence artificielle dans une diversité de secteurs, incluant ceux de l’aérospatiale, de la fabrication, ainsi que du secteur minier, agricole, de transformation des aliments, de l’huile et du gaz. La liste de projets qui se partageront une enveloppe de 950$ millions, affectée par les fédéraux au mois de mai dernier, inclus certaines des plus grandes sociétés, incluant Emera Inc., Clearwater, AgroPur, CAE Inc., Pratt & Whitney, Barrick Gold, les aliments Maple Leaf, Agrium, Telus, PCL Construction Management Inc., et le Centre de développement Microsoft Canada.
Cela ne devrait pas être une surprise que les finalistes auront tous les poches bien garnies : l’un des plus grands obstacles pour soumettre une proposition au gouvernement pour ce programme est l’exigence de trouver des fonds de contrepartie. En effet, la description du programme indique que le gouvernement s’attend à ce que chacune des supergrappes reçoivent des fonds entre “135$ et 250$ millions”, impliquant un support (de montant égal) provenant de l’appliquant. Par ailleurs, les lettres d’intention doivent être soumises par un “consortium dirigé par l’industrie” comprenant un éventail d’entreprises et au moins une institution post-secondaire. Il n’y a aucune exigence pour l’implication de la société civile et des organismes non-gouvernementaux. Ceci envoi un message clair par rapport à qui est supposé guider et mener le programme d’innovation.
L’une des deux propositions concentrée sur l’agriculture et l’agroalimentaire est destinée à une “supergrappes agroalimentaire intelligente”, utilisant les technologies de l’information pour construire “l’informatique, la connectivité et la traçabilité.” (une liste complète de la courte liste des applications et disponible ici) L’autre proposition cherche à positionner le Canada comme un meneur en exportation mondiale de protéines végétales. Au coeur de ces propositions, nous voyons les mêmes mentalités qui ont rongé le système alimentaire canadien et qui poussent, aujourd’hui, les exportations et les technologies à être porteuses de prospérité économique. Irea Knezenic et Kelly Bronson ont récemment soulevé leurs inquiétudes quant à l’enthousiasme porté sur l’ “agriculture intelligente”, mettant en garde que la révolution digitale en agriculture pourrait en fait mener à l’accroissement des inégalités et de la stratification .
Tandis que plusieurs ont qualifié le plan du gouvernement d’audacieux pour inciter les investissements (grandement nécessaires) en recherche et développement (lire un exemple dans la lettre d’opinion, publiée dans le Ottawa Citizen, écrite par le PDG de la Fondation canadienne pour l’innovation). Ce plan devrait faire réfléchir les Canadien-ne-s quant à la capacité du gouvernement à fournir 950$ millions de dollars sur 5 ans, tandis que le développement de la Stratégie sur l’innovation sociale et la finance sociale peine à être accompagné d’un quelconque investissement financier, comme c’est le cas pour le développement de la Stratégie de réduction de la pauvreté et d’Une politique alimentaire pour le Canada. Avec un peu de chance, le budget 2018 adressera se déséquilibre.
En cadrant l’innovation comme un changement technologique et à grande échelle, on omet de reconnaître qu’il y a des innovations en cours dans d’autres secteurs et à différents niveaux. Il y a un nombre croissant de discussions dans la communauté sur les innovations sociales supportées non pas par la technologie et la croissance obligée, mais plutôt par des solutions locales avec des préoccupations socioenvironnementales, de collaboration et de créativité. Comme beaucoup de communautés impliquées en alimentation le savent, l’innovation n’est pas seulement une question de technologie ; c’est plutôt une autre façon de réfléchir, de faire et d’adresser les problématiques complexes. Si le gouvernement est sérieux à développer et intensifier des manières créatives et nouvelles de toucher aux enjeux socioéconomiques (une définition beaucoup plus holistique et inclusive de l’innovation), il doit élargir la portée des subventions et du support disponibles.
Malheureusement, si la première rencontre de la nouvelle Table sur l'agroalimentaire (parmi les Tables sectorielles de stratégies économiques) est représentative de la suite, le gouvernement fédéral ne démontre aucun signe à vouloir modifier sa course en terme d’innovation. Ce comité aviseur est composé exclusivement de représentants de l’industrie alimentaire et de producteurs à grande échelle, et continue à prioriser les discussions sur le futur de l’agriculture canadienne en exportation et en innovation technologique.
Faisant partie de ses recommandations pour Une politique alimentaire pour le Canada, le Réseau pour une alimentation durable demande la création d’un fond de 65$ millions pour l’innovation sociale et en alimentation pour soutenir les innovations menées par la communauté dans notre système alimentaire. Un tel fond pourrait représenter un pas important pour exploiter le plein potentiel des idées et initiatives innovatrices, dans le but d’assurer à toutes et tous les Canadien-ne-s une meilleure durabilité, équité et prospérité.
Amanda Wilson, stagiaire post-doctorale à l’Université Lakehead et travaille au RAD sur les politiques agro-alimentaires et collaboration entre la communauté et le milieu académique.
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